L’AVENIR DE L’AIDE JURIDIQUE ET SON IMPACT SUR LA PROFESSION

CONTEXTE

Depuis 1991, 43 lois et 43 décrets ont modifié, remanié, réformé le système de l’aide juridique et donc de l’aide juridictionnelle qui en fait partie, pour un résultat insatisfaisant pour tous. Alors si l’on abandonnait le système de rétribution et que tous les avocats participaient à cette solidarité en n’étant plus indemnisés ? Bienvenue dans un futur.

PRATIQUE

A. Quel avenir pour l’aide juridique ? 

Et si l’aide juridique disparaissait. La prospective nécessite de rechercher l’évolution future pour dégager des éléments de prévision, aussi la proposition n’est-elle pas aussi invraisemblable que son énoncé.

La première hypothèse découlerait de la disparition de la justice elle-même. A l’heure d’Internet, de l’intelligence artificielle, de la justice prédictible ou encore de l’obligation d’un préalable à la saisine de la justice, il est tout à fait envisageable que le système judiciaire soit bouleversé et que son corollaire de solidarité, l’aide juridictionnelle, soit tout autant concerné.

La deuxième hypothèse pourrait tout simplement résulter de la disparition du financement de l’aide juridique. Il est économiquement envisageable qu’une volonté de supprimer les déficits publics, conduise à supprimer ou à réduire les lignes budgétaires affectées à l’aide juridique ou à ressentir la réduction du nombre de juges, de greffiers et de lieux de justice.

Une autre hypothèse serait de rendre la souscription d’une protection juridique obligatoire (comme pour les mutuelles de santé) sachant que les titulaires d’une protection juridique sont exclus du bénéfice de l’aide juridique par l’article 2 dernier de la loi du 13 Juillet 1991.

Ces trois hypothèses résultent toutes d’une réduction du coût de fonctionnement de l’aide juridique. Mais l’aide peut elle aussi disparaitre pour la profession d’avocat si elle ne sait pas s’adapter à la situation nouvelle. A cet égard, le montant des crédits de l’aide juridictionnelle constitue un marché. Il ne serait donc pas insensé de voir des acteurs économiques proposer leurs services.

Cette aide de l’État a représenté en 2017 des règlements définitifs de 402 748 928 millions d’euros contre 329 963 004 millions d’euros en 2015, soit une augmentation de 22, 06% pour 1 076 520 missions pour 989 576 missions en 2016.

Certains objecteront que l’avocat est irremplaçable dans les missions pénales, mais elle représente 40,98% pour 28,83% des règlements seulement.

Entre la volonté normatrice de la Cour des comptes et de la poussée des legaltech, qui verraient là une manière de s’implanter définitivement dans le paysage juridique et judiciaire français tout comme les compagnies d’assurances, il est nécessaires de s’interroger sur le fait de savoir si l’aide juridique existera encore dans 5 ou 10 ans. Un scénario loin d’être incroyable. Dès lors, faut-il se questionner sur le positionnement de la profession d’avocat.

B. Les avocats peuvent-ils et doivent-ils sauver l’aide juridique ?

Au delà de l’aspect économique du sujet, il est indispensable de procéder à différents constats.

1° Un constat multiple 

Sur la question de savoir si les avocats peuvent ou doivent sauver l’aide juridique, la profession est divisée entre ceux qui exercent une activité judiciaire et ceux qui n’en exercent pas (les revenus générés se répartissent à hauteur de 70% grâce à l’activité judiciaire et à hauteur de 30% pour l’activité juridique), et au sein de l’activité judiciaire entre ceux qui n’en réalisent peu ou pas : 26 667 avocats avaient été rétribués d’au moins une mission d’aider juridictionnelle au 31 Décembre 2016.

Le revenu cumulé de la profession en 2015 est de 4,6 milliards d’euros , le budget de l’aide juridique représente donc 9,13% de ce montant.

La rétribution de l’aide juridictionnelle pour les missions assumées par les avocats est toujours une source d’insatisfaction à l’égard de l’État qui, de son côté, considère que la charge est toujours trop lourde.

Depuis le 10 Juillet 1991, les textes sur l’AJ ont été modifiés par 43 lois et 43 décrets ! Cela démontre l’importance attachée par le législateur et le Gouvernement à cette mesure de solidarité nationale, quand s’agissant d’un véritable marché, il est envisagé de former des appels d’offres.

Il est temps que les avocats cessent de considérer l’aide juridictionnelle comme une activité dévalorisante et combattent enfin la paupérisation rampante d’une partie des cabinets, pendant que d’autres ont mis un œuvre une industrialisation du processus pour y trouver une rentabilité de traitement à un coût adapté. L’aide juridique et l’aide juridictionnelle sont traitées différemment alors qu’elles procèdent d’un même mécanisme (éclatement entre l’État et les Centres départementaux d’accès au droit). Ces missions d’AJ sont très souvent assumées par les confrères les plus jeunes et donc par les plus inexpérimentés ou les moins formés, au détriment de la qualité et de la spécialisation qui peuvent être attendues par les justiciables et les juridictions.

Élément central du système de l’aide juridictionnelle, l’avocat en est l’acteur principal, mais doit aussi continuer à être en la matière un précurseur.

2° Une solution

Que la profession s’empare enfin de l’aide juridictionnelle ! Les avocats sont des professionnels compétents et formés. Ils sont ceux qui mettent quotidiennement la justice en pratique et pour la satisfaction, tant de leurs clients en dehors du système subventionné, que des composantes de la justice, qui peuvent compter et s’appuyer sur des hommes et des femmes expérimentés et humains.

Imaginons donc que la profession propose de prendre en charge l’ensemble de l’aide juridique et donc de l’aide juridictionnelle. L’État se retrouverait exempté de plus de 400 millions d’euros et ainsi la profession, ce serait son honneur, gérerait des millions d’AI pour l’ensemble des avocats de France. Ces derniers n’auraient plus à quémander une revalorisation de l’unité de valeur dont on a vu qu’elle ne représente pas le coût de la prestation dont une partie est supportée par l’avocat en charge de la mission.

A ce stade, le rédacteur de cette réflexion a conscience, malgré son caractère prospectif, qu’il a de grandes chances de perdre la moitié de ses amis et d’avoir triplé le nombre de ses ennemis. Mais accordons-nous encore un instant de lucidité prospective et innovante.

Cette manne financière est la contrepartie de 1 076 520 missions, ce qui pour 67 000 avocats représente 16 missions par an et par avocat, soit 1,33 dossier par mois et par avocat. N’est-ce pas là que doit se situer l’honneur de la profession ?

Même si l’Etat français devait affirmer qu’il demeurera éternellement reconnaissant aux avocats, mieux vaut être pragmatique et exiger un certain nombre de contreparties.

En premier lieu, examinons les avantages non économiques :

– les avocats français deviendraient une composante à part entière du système juridique de la France. Une profession participant à la solidarité nationale, qui devra donc être entendue pour son fonctionnement. Ils seront encore plus fiers d’exercer en tant qu’avocat et deviendront les seuls vrais représentants du droit ;

– il n’y aurait plus de « grands » ou de « petits » cabinets, il y aurait des avocats soumis à leur déontologie et à leur secret professionnel, chacun assumant non plus cette charge mais cet honneur, alors qu’enfin les justiciables aient accès à des avocats aguerris dans le domaine d’activité de leur besoin;

-les Ordres petits ou grands, mutualisés ou fédérés dans cette gestion, retrouveraient à l’égard de tous leurs confrères, des justiciables et des institutions, la mission qui est la leur et la reconnaissance qu’ils méritent dans l’organisation de ce nouveau système au service des confrères et des citoyens ;

-les avocats reviendraient les portes d’accès au droit et à la justice pour tous et les clients seraient donc moins craintifs de franchir le seuil de leur cabinet et moins désireux de se livrer à des sociétés commerciales non réglementées. C’est sans doute aussi l’occasion de reconquérir le marché du conseil ;

-il n’existerait plus de différence entre les avocats à activité juridique ou judiciaire. Nombreux sont les confrères qui, exerçant une activité exclusivement juridique, veulent que leur robe conserve son incarnation de la défense.

En second lieu, cette charge ne peut bien évidemment se concevoir sans avantage financier, même si cette suppression de l’indemnisation sur fonds publics a l’avantage complémentaire d’écarter la procédure d’appels d’offres qui, en l’absence de subvention, n’a plus de justification:

-tout d’abord, il faudrait que le nombre de bénéficiaires de l’AJ soit strictement limité et que la profession soit acteur du contrôle et de la garantie au titre des conditions d’éligibilité ;

-par ailleurs, et pour éviter une facturation inférieure au coût , ainsi que cela résulta des conclusions du rapport KPMG la prestation de l’avocat devrait être calculée en fonction des critères du secteur libéral et, le cas échéant, taxable selon ces mêmes critères dans le cadre du système ordinal existant ;

-enfin, l’avocat pourrait facturer sa prestation au coût économique réel sans être suspendu à une revalorisation putative.

Cette prestation, expression de la solidarité nationale, serait exonérée de TVA. Le résultat chiffré serait aux choix de l’avocat, déductible de son chiffre d’affaires en étant assimilé fiscalement à une charge et/ou servir à un système d’abondement du régime social de l’avocat.

L’économie réalisée par l’Etat permettrait potentiellement de quintupler pour l’avocat le gain indirect par comparaison avec le système actuel. En effet, si l’on prend un taux d’imposition moyen de 20 à 25% sur le revenu, il est possible de passer en charge 4 à 5 fois plus d’honoraires pour les mêmes missions.

De plus, il conviendrait de compenser les charges des Ordres, ou de la représentation nationale, pour la gestion de l’AJ au sein de la profession, dont on sait qu’une partie est financée par le placement des fonds de tiers. Cette charge supplémentaires et la perte des fonds attribués aux CARPA pour la gestion de l’aide juridique doivent être compensées par une nouvelle ressource.

Ainsi les consignations devront pouvoir être valablement faites dans les CARPA et non à la Caisse des dépôts et des consignations, mais surtout en ces temps de terrorisme et de combat contre blanchiment, le Gouvernement pourrait rendre obligatoire , que les fonds résultant d’un acte juridique (excepté ceux gérés par les notaires, les huissiers et les futurs commissaires de justice) translatif d’une propriété, soient déposés en CARPA et que les paiements émanant de ces caisses, puissent être libératoires.

Cela ferait de l’avocat ce personnage incontournable de la vie sociale, de l’équilibre des forces et du dynamisme économique de la Nation. Parvenu à la fin de cette prospective, il manque à l’évidence une pièce à l’édifice, car si l’avocat est cet acteur démocratique, économique, garant de l’humanité et des adaptations sociales attendues de nos concitoyens et remplissant une importante mission de service public, pourquoi ne figure-t-il pas dans la Constitution?

 

Philippe KLEIN

 

Publié dans la Revue pratique de la prospective et de l’innovation, numéro 2 d’Octobre 2018, aux Editions LEXISNEXIS